Il y a parfois si loin de chez toi à chez moi
J’avançais d’un pas sûr, insouciant des bécasses
Et des serpents de boue arborant leurs crochets
Dans les marais ardus de ma vie un peu lasse
De toujours côtoyer chiens, loups et sangliers.

Les brumes incessantes et glaciales parfois
Toujours humides et froides, cachant je ne sais quoi
Laissèrent tout soudain entrevoir au lointain
Une faible lueur que je n’attendais point.

Toujours rude et fier, crotté, mais sûr de moi
Sur ce halo bleu clair je m’avançais tout droit
Le fusil toujours prêt, les bottes bien ferrées
Je ne craignais personne, homme, diables ou fées.

A ma grande surprise, s’ouvrit devant mes yeux
Un espace enchanteur, où chantaient les oiseaux
Des papillons volaient, des fleurs venaient d’éclore
Mes yeux n’avaient jamais vu d’endroit aussi beau

Saisie d’une allégresse que rien n’eût pu brider
Je courais en riant vers cette Brocéliande
Mais mon pas ralentit tandis que je pensais :
« Les gros clous de mes bottes, que vont-ils déchirer ? »

Je les enlevais donc, ces compagnes chéries,
Les pendaient à mon dos auprès de mon fusil
Et goûtait sans vergogne au délicieux tapis
D’un gazon verdoyant portant une chaumière

Elle semblait bien tenue et comme toute neuve
Son perron accueillant, et même l’on sentait
Le fumet succulent d’un pâté de couleuvres
Dont encore aujourd’hui, j’ignore le secret

Mon estomac hurlant, salivant par avance
Je fonçais m’inviter au déjeuner prochain
Lorsqu’un frisson subtil fit taire enfin ma panse
Je levais mon regard et je la vis au loin …

Dieu, comme elle était belle ! Du linge elle étendait
Il tenait dans les airs, voletait dans le vent
Et de ses mains gracieuses, des volutes elle faisait
Que les draps impeccables suivaient comme en dansant

Je ne pu m’empêcher un signe de lui faire
Et elle y répondit, ma foi, de bonne grâce
Il semblait qu’elle voulût m’inviter sur ses terres
Mais mes yeux me trahirent, abîmés par la glace.

Alors, le doute vint : « avais-je bien compris ?
Ou son geste était-il un genre de mise en garde ?
Ma tenue de chasseur était plus que salie …
Mes pieds nus abîmés, mon fusil, mes cuissardes …
De quoi avais-je l’air, marchant sur sa prairie ?... »

« Allais-je par mégarde effrayer les oiseaux ?
Souillerais-je de boue les draps au teint si blanc ?
Verrait-elle mon âme en dessous mon chapeau ?
Qu’allait-elle penser de mon pas si pesant ? »

« Risquais-je, de mon poing, en frappant à sa porte
De briser le treillis en fins roseaux tissé ?
Et était-il possible, vu ma stature forte,
Qu’en m’asseyant je pus une chaise briser ? »

« Dieu, comme elle était belle ! … Et d’un air fort aimable !
Mais cette gentillesse, justement …, justement …
N’était-ce point pitié pour mon air misérable ?
Ne valait-il pas mieux la laisser gentiment ? »

Alors, avec un signe, et prétendant comprendre
Ceux qu’elle m’adressait du fond de son Eden
Je repartis un temps dans les landes immondes
Que je ne pouvais plus aimer comme d’avant

Je chassais quelques plumes, pêchais deux, trois poissons
Me faisais un bon feu, avalais un festin
Mais, à peine fini mon repas de garçon
Je me sentis fort mal car j’avais encore faim

Le feu brûlait bien haut, mais moi, j’étais glacé
Mon manteau, semblait-il, laissait passer la bruine
Et parfois, damnation ! Je ratais le gibier :
J’avais eu dans les yeux de grosses larmes vides

Je voyais jour et nuit danser devant mes yeux
Les papillons dorés qui dansaient autour d’elle
Et les fleurs délicates, et les oiseaux de feu
Que je croyais sentir me frôler de leurs ailes

J’allais alors me battre contre quelque dragon
Et, dans le feu du combat, crûs avoir oublié
Le paradis perdu dont je rêvais enfant
Et que l’apparition avait ressuscité

Le dragon reculât car j’étais encore fort
Et quoiqu’il dû bientôt battre en retraite,
Il se dit fort déçu, en prenant son essor
Que mon âme, au combat, eût parut si distraite

Et c’est sans y penser, que je perçu soudain
Au-delà d’une lise, une lueur bleutée
Vers laquelle j’allais en suivant un chemin
Qui me semblait pourtant tout à fait familier

« Et voilà ! … Encore toi, damné paradis rose ! …
Ne pourra-tu jamais laisser au fond de moi
Les graines ingermées de ces stupides roses
Qui ne servent à rien et ne blessent que moi ! »

Tandis que je pestais, mes bottes m’amenèrent
Au bord d’un ruisselet qui chantait le cristal
Et, relevant les yeux, je vis, douleur amère,
La belle prairie verte parsemée de pétales

Je criais : « C’en est trop ! Cette fois, Dieu me damne,
J’irais cueillir ces fruits, je prendrais ce repas ! »
C’est alors que mes yeux virent la gente Dame
Me faire quelques signes que je ne compris pas

Je voulus, oh ! Bien sûr, enjamber le ruisseau
Mais, sans savoir pourquoi, il me parût plus large
Je voulus traverser, oui, tant pis, à la nage :
Une peur insensée s’agrippât à mon dos

Je reculais un peu, quelques mètres environ :
Le ruisselet limpide était bien tout menu
Je tentais derechef de le franchir d’un bond :
Mais, parvenu devant, là, je ne pouvais plus

Les pays parfois rudes qui forgèrent ma vie
Me virent d’un seul bond franchir quelques abysses
Sauter dans des ravins, traverser des bourbiers
Et traverser sans mal la ronce empoisonnée
On me vit même, fou !, le long de parois lisses
Escalader des pics d’où nul ne revenait.

Mais toujours quand j’approche l’onde d’un ruisseau clair,
Et que l’herbe au-delà me paraît tellement tendre
Que les papillons dansent le long d’un rire clair
Et que l’air et l’espace y foisonnent à revendre

Et bien que des enfants le traversent sans peine
Et même des mulots, et même des fourmis,
Paralysé d’effroi, je reste sur la berme
De peur que le ruisseau ne dérobe son lit

Et si le filet d’eau s’ouvrait dessous mon pied ?
Et si je m’effondrais sous le poids de mes armes ?
Si ma vue me trahie, je pourrais me tromper …
Et m’en aller noyer dans un torrent de larmes.

Maudites larmes ! Chagrin maudit !
La dent d’un orque, oui, m’est bien plus supportable !
On peut navrer mon corps, peu m’importe, j’en ris !
Mais je ne puis souffrir d’avoir mal à mon âme.

Ainsi, de temps à autres, je reviens tout au bord
Du cours d’eau bleu-argent que je ne franchis pas
De près, il est plus large, de loin, je suis plus fort
Il y a parfois si loin de chez toi à chez moi.

Rob